Codex / Faucheuse

La guerre faisait rage depuis trois ans déjà quand le problème des réfugiés, des prisonniers de guerre et des sous-hommes devient un préoccupation majeure, inévitable.

Les mouvements de révolte, les attaques de partisans, les épidémies et la famine, les tensions entre communautés et la pression tant de l'armée que de la population, acculèrent les Dignitaires à prendre une décision. Dans cette situation d'urgence, les plus modérés ne furent pas entendus, voire pourchassés à leur tour ; la clémence, voire la plus élémentaire humanité, disaient en substance les partisans de la manière forte, était un luxe bourgeois, impensable dans une guerre aussi impitoyable, aussi « fanatique » pour reprendre le mot du Ministre Bolgès ; se soucier du sort des prisonniers et des races inférieures était non seulement un aveu de faiblesse, mais presque un acte de trahison. La Nation n'avait, poursuivait le ministre, aucune terre ni aucune ressource agricole ou énergétique à gaspiller pour des inutiles, des nuisibles et des vaincus.

L'opinion tourna en sa faveur dans le monde des décideurs et des militaires, et les crédits pour l'élimination systématique des indésirables furent votés à une majorité confortable lors de l'Assemblée Ultime du 3 juin 1882. « Nous n'avons aucune haine pour ces gens », argumenta le général Khoze à la sortie du Palais. « En temps de paix, l'État n'aurait rien entrepris contre eux, nous en donnons la garantie. Mais nous sommes en guerre, et nous ne pouvons laisser vivre de tels foyers infectieux ».

L'opération et ses modalités pratiques furent déclarées Secret Défense, pour éviter toute forme de contestation interne et tout risque de sabotage venant de l'ennemi. Les archives montreront qu'en vérité, les Principautés Fédérées avaient entrepris les mêmes exterminations de leur côté, sur les mêmes populations. Mais à la fin de l'été 1882, l'opacité était totale, et c'est dans le bureau N-30 de la base militaire de Schisch-Mehraff que furent conçus les plans de la machine NK-327, rapidement surnommée « Faucheuse ».

Elle faisait suite à de nombreuses autres techniques envisagées : noyades en masse, enfouissement vivant, électrocutions collectives, gazages... Il était hors de question, bien entendu, de procéder à coups d'armes à feu, ou même à l'arme blanche comme au temps des bourreaux : d'une part, la méthode devait être la plus économique possible, et même dans l'idéal ne rien coûter en fonctionnement, et surtout pas de munitions. D'autre part, il était impensable d'affecter à cette tâche des soldats et des techniciens dont la place était au front. Enfin, les plus modérés des Dignitaires avaient insisté pour qu'on ne confiât pas de tâche inhumaine et traumatisante, indigne de l'Homme Eclairé, à quiconque.

La tâche devait certes être accomplie, mais de manière entièrement mécanisée, afin d'optimiser les rendements tout en évitant tout impact psychologique.

C'est Pierre Duval, ingénieur agronome et engagé volontaire, qui ayant eu vent du projet – de manière illicite, mais ce fut pardonné aux responsables vue l'efficacité du dispositif – apporta la solution presque parfaite. Sa machine était une merveille de simplicité, d'économie et d'efficacité. On faisait tout d'abord entrer les individus destinés au traitement spécial dans un long couloir étroit, empêchant toute évasion et tout mouvement de foule. Un véritable tube métallique comme celui dans lequel passent les pneumatiques du courrier, mais pour des êtres humains. Au bout de ce tunnel, une porte s'ouvrait, dans laquelle un seul candidat entrait.

Il se retrouvait dans une petite pièce semblable à un vestiaire de piscine, où une pancarte lui indiquait de se déshabiller et de jeter ses vêtements dans la trappe de côté prévue à cet effet. Un fois bouillis, les habits ainsi récupérés étaient envoyés sur le front ou aux civils (hôpitaux, orphelinats, familles de combattants). Quant au prisonnier, il voyait une porte supplémentaire s'ouvrir, dans laquelle il n'avait d'autre choix que de s'engager. Là, il arrivait dans une pièce de la même dimension ; immédiatement des lames acérées surgissaient des murs, trois lames à la hauteur approximative du cou, de la taille et des genoux, sectionnant l'individu en trois.

Une trappe s'ouvrait au sol, faisant tomber les morceaux dans un broyeur extrêmement puissant. Pendant ce temps, le candidat suivant se déshabillait dans le vestiaire. La viande hachée obtenue – rendement moyen d'une Faucheuse : 40 à 100 corps par heure, environs 650 par journée de fonctionnement – était envoyée sur les champs de bataille pour nourrir les très nombreux chiens de combat ou les esclaves dans les camps de travail.

Automatisation totale, efficacité optimale, consommation quasi-nulle et recyclage complet des matières premières : la NK-327 dépassa les attentes les plus exigeantes. Une cinquantaine de machines furent assemblées à la fin 1883, et initialement affectées aux camps de prisonniers sur le territoire national. Un mois plus tard, on pouvait déjà les transporter par chemin de fer sur les zones de combat.

Georg Laaske inventa la Faucheuse mobile courant 1884 : une version miniature, sans le couloir initial, et nécessitant d'être installée au dessus d'une fosse ; mais plus facile à transporter sur la carte sans cesse changeante des terres occupées. La liquidation systématique des prisonniers et des civils permit d'économiser des ressources inestimables.

Les pays ennemis en étaient arrivés aux mêmes pratiques – mais la Faucheuse était une arme infiniment plus efficace que les autres.